6.Des scénarios pour anticiper l’adaptation des systèmes rizicoles camarguais

Pour éviter de subir les effets du changement climatique, des scénarios d’évolution des systèmes agricoles peuvent être déclinés. Ils permettent d’anticiper les mesures à prendre, de créer une dynamique locale et de mutualiser les efforts. Les riziculteurs de Camargue agissent collectivement pour conserver leur richesse agricole.

Le riz est une culture emblématique de la Camargue et donc de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Grâce à la submersion des parcelles, pratiquée entre avril (début des semis) et septembre (début des récoltes), la salinité des sols est maintenue à un niveau acceptable pour obtenir des rendements satisfaisants et permettre la rotation avec des cultures pluviales, telles que le blé dur ou encore la luzerne. La rizière constitue toutefois un milieu à fort potentiel d’émissions de gaz à effet de serre (GES), qui favorise notamment les émissions directes de dioxyde de carbone (CO2) dues au brûlage des pailles, mais aussi la production de méthane (CH4) par décomposition anaérobie des matières organiques. Ces émissions de GES s’ajoutent à celles liées à la consommation des carburants et à celles indirectes provenant de l’usage d’intrants chimiques et plus particulièrement d’engrais azotés.

Après l’évaluation de la contribution des différentes cultures aux émissions de GES et, pour chacune d’entre elles, l’identification des pratiques culturales les plus émettrices, des scénarios d’évolution des systèmes agricoles ont été élaborés avec les parties prenantes de l’agriculture camarguaise. Ces scénarios tiennent compte (i) du mode de gestion des pailles de riz (hypothèse d’une interdiction future du brûlage), (ii) d’un renforcement du changement climatique qui réduirait la ressource en eau douce du Rhône et augmenterait la salinisation des sols (évapotranspiration accrue du fait de plus fortes températures), et (iii) de l’impact du réchauffement climatique sur les futurs rendements de riz. Quatre scénarios d’évolution des systèmes agricoles, construits de manière participative avec les acteurs locaux, croisent ainsi les projections climatiques avec deux situations économiques et réglementaires contrastées : l’une favorable au riz et l’autre défavorable. Des scénarios où le climat ne ferait pas l’objet d’un changement majeur servent de référence (situation actuelle).

Pour adapter les systèmes agricoles à ces futurs possibles, les acteurs camarguais ont été mobilisés pour proposer de nouveaux systèmes culturaux. Parmi ceux-ci figurent :

  • l’abandon des cultures sur les terres basses salées (au profit de l’élevage),
  • la pratique du riz semé à sec sur les terres hautes afin de limiter les consommations en eau et réduire les émissions de méthane,
  • l’usage de variétés de riz à cycle plus long et des semis plus précoces (rendus possibles du fait de l’augmentation des températures),
  • la diversification des cultures et des modes de production (blé tendre, soja, luzerne, éventuellement conduits en agriculture biologique).

Ces scénarios ont été évalués grâce à des modèles de fermes, dont la diversité a été prise en compte, qui permettent de calculer les valeurs d’indicateurs de performances (marges économiques, émissions de GES, usage de produits phytosanitaires, dépendance aux intrants, etc.) aux échelles de l’exploitation agricole et de l’ensemble du territoire. Ces résultats ont ensuite été soumis aux acteurs agricoles du territoire pour correction et validation. Le scénario de réchauffement climatique

serait plutôt favorable aux rendements du riz moyennant l’usage de variétés à cycle plus long et de semis plus précoces. La diversification des cultures et des modes de production rendrait par ailleurs les systèmes plus économes et limiterait leurs impacts sur le plan environnemental, avec des rotations plus longues et la présence de légumineuses. Des investissements et innovations technologiques (barrage anti-sel, modification des systèmes de pompage) permettraient aussi de lutter contre la remontée de la langue d’eau salée dans le cours inférieur du Rhône. Des incertitudes demeurent toutefois quant à l’impact d’une montée générale du niveau de la mer. Celle-ci pourrait conduire à la non-culture des terres les plus basses. La montée des eaux maritimes, combinée à l’inondation hivernale des parcelles rizicoles qui pourrait s’étendre à cause du non-brulage des pailles de riz, favoriserait l’accueil des oiseaux d’eau pendant l’hiver. Mais cette submersion accrue des terres basses serait productrice d’un surplus d’émissions de GES qui réduirait les avantages de la pratique des riz à sec sur les terres hautes (les riz à sec étant moins submergés, la production de GES et notamment de méthane serait réduite). Enfin, des enquêtes conduites auprès d’un échantillon de riziculteurs révèlent un faible ressenti des agriculteurs vis-à-vis des enjeux du changement climatique, car ils mettent davantage l’accent sur une variabilité interannuelle forte, non vécue comme tendancielle.

ZOOM 3. Changement d’usage des sols et climat

Selon Jonathan Foley (2005), les besoins de l’humanité en nourriture, fibres, eau et abris déterminent l’usage du sol sur la planète.

Aux échelles globales, les interactions entre les milieux naturels et l’histoire longue des sociétés ont fortement orienté la répartition des usages des sols : les sociétés se sont sédentarisées dans les zones où les techniques maîtrisées ont permis de tirer profit de la fertilité naturelle, générant de manière très schématique une prédominance des terres agricoles dans les zones tempérées, et laissant les espaces forestiers aux zones humides et boréales.

À l’échelle locale, l’homme a développé des techniques pour se soustraire aux contraintes naturelles. L’action des individus et des sociétés explique la forme précise de chaque usage des sols : les préférences pour un type d’habitat discriminent les villes denses et l’habitat diffus ; les aménagements anthropiques (accessibilité, disponibilité en eau…) favorisent l’installation d’activités ; la structure économique du territoire (emplois, richesse des ménages…) prévaut sur la dynamique des systèmes spatiaux…

Dans ce cadre, les relations entre changement d’usage des sols et climat sont à la fois fortes et mal connues :

  • fortes, car la nature des espaces influe sur de nombreux éléments en rapport avec le climat (hygrométrie, stockage du carbone, absorption de chaleur ou réflectance…) ;
  • mal connues, car la complexité des interactions à l’échelle planétaire rend difficile la charge de la preuve, en la matière. À titre d’exemple, l’effet de l’urbanisation sur la température de l’air peut être négatif ou positif selon la période et la nature des espaces construits.

Les sciences de l’usage des sols produisent des modèles unifiés qui ont pour vocation de rendre compte de la relation entre changement des usages et climat, mais ces outils sont encore perfectibles, eu égard notamment à la dimension multiscalaire du phénomène.

Corrélativement, les effets du changement climatique sur l’usage des sols sont également méconnus (IPCC, 2014). De nombreuses études ont mesuré ou anticipé des effets sur les usages : que ce soient les espaces naturels avec des migrations attendues d’espèces ou les espaces anthropisés dans lesquels les villes ou l’agriculture auront à évoluer. Jusqu’à présent, la principale réponse aux contraintes climatiques a été technologique (irrigation, fertilisation, génétique des plantes, climatisation…). Or, cette réponse n’est pas suffisante car elle est contingente à des seuils de connaissances ou économiques, et non pérenne puisque son expression dans les systèmes productifs accroît les émissions unitaires de gaz à effet de serre (à titre d’exemple, +14% en agriculture entre 2001 et 2011).

Pour résumer, dès lors que les aptitudes des milieux déterminent les usages du sol et que les changements climatiques sont à même de les modifier, des phénomènes de déplacements de producteurs ou d’habitants sont prévisibles, y compris en Provence pour laquelle les évolutions climatiques annoncées pourraient, par exemple, provoquer des relocalisations de productions agricoles. Sauf si les sociétés humaines changent drastiquement leur relation à la nature, au-delà des solutions technicistes habituellement envisagées…

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