Par C. ASPE
L’eau est sans doute l’élément naturel qui a le plus mobilisé les sociétés humaines pour en faire usage. Elles ont dû, pour atteindre leurs objectifs, gérer son abondance et/ou sa pénurie. Si la plupart des formes modernes d’irrigation au nord de la Méditerranée (barrages, pompages, aspersion, etc.) trouvent leur origine dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’utilisation de la force gravitaire (encore très largement répandue aujourd’hui sur l’ensemble du bassin méditerranéen) remonte quant à elle à plusieurs millénaires avant notre ère, en Haute-Égypte.
Contrairement aux régions à forte pluviométrie, les régions méditerranéennes ont dû, depuis des siècles, composer avec la rareté de l’eau et/ou son inégale répartition dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi la construction du « partage » de l’eau est inhérente au développement des sociétés méditerranéennes. En ce qui concerne la région provençale, ce partage a revêtu des formes multiples : entre l’amont et l’aval (des Alpes au Comtat Venaissin), entre les deux rives de la Durance (Vaucluse et Bouches-du-Rhône), entre différents usages et usagers, mais aussi entre une même catégorie d’usagers. Cette culture du partage ne s’est pas faite sans conflits et leurs règlements ont été constitutifs de formes singulières d’organisation et de gestion collective de l’eau.
En Provence, l’agriculture irriguée n’est pas la préoccupation essentielle des premiers bâtisseurs de canaux, les sociétés locales méditerranéennes adaptant leur subsistance à des cultures nécessitant peu d’eau telles que la vigne, les oliviers, les céréales ou les légumineuses. C’est d’abord l’eau domestique (fontaines, captages de sources, lavoirs,…) mais surtout l’eau en tant qu’énergie hydraulique qui conduira à la dérivation et à la canalisation de nombreux cours d’eau pour faire fonctionner les moulins, principalement à blé, mais aussi à fer, chanvre, papier et huile. Le moulin à eau ou moulin hydraulique, première utilisation d’une énergie non animale, sera de fait au cœur de la révolution industrielle du Moyen Âge. Les techniques d’irrigation déployées au nord du bassin méditerranéen du Moyen Âge jusqu’au milieu du XIXe siècle vont surtout consister à retenir l’eau de ruissellement (système des terrasses) et la récupérer par un système ingénieux de galeries drainantes, à utiliser les « fuites » en aval des moulins, ou encore à forer des puits et capter des sources.
Une irrigation à plus grande échelle s’imposa avec les transformations économiques. La vente des biens nationaux après la Révolution française va permettre l’expansion du nombre de paysans propriétaires, mais aussi l’émergence de nouveaux notables locaux qui investiront de manière significative dans la modernisation des systèmes hydrauliques. Au XIXe siècle, la vocation première des canaux devient agricole, et la construction de nouveaux ouvrages durant cette période vise à intensifier la productivité agricole de l’arrière-pays provençal par l’accord de nouveaux droits d’eau et la création d’une structure commune de gestion des ouvrages hydrauliques, les associations syndicales autorisées (ASA). Aujourd’hui, cette vocation agricole reste prioritaire dans la gestion des canaux d’irrigation, surtout dans le bassin de la Durance où les 15 canaux maîtres desservent 150000 ha via un linéaire gravitaire de 150 km de réseau principal et 4000 km de réseaux secondaires.
S’intéresser au devenir de l’eau agricole implique à la fois de comprendre les transformations qui affectent de nos jours la vocation économique et sociale de cette eau, mais aussi les réseaux d’irrigation formés de l’ensemble des ouvrages et des matériels nécessaires pour mettre la ressource en eau à la disposition de l’agriculteur. Ces ouvrages hydrauliques ne sont en effet pas simples témoins des progrès scientifiques et techniques à travers les siècles, mais révèlent aussi des savoirs et savoir-faire liés à des formes de culture différenciées de l’eau qui nous renseignent sur les rapports nature/société, mais aussi sur les rapports des hommes entre eux.
Le secteur agricole en tant que premier consommateur d’eau est aujourd’hui de plus en plus sommé de faire des économies en la matière, en particulier dans la perspective d’un réchauffement climatique. Les agriculteurs s’adaptent à cette demande sociétale en s’équipant de techniques d’irrigation moins consommatrices. Mais en Provence, les canaux gravitaires, anciens ouvrages hydrauliques, continuent de jouer un rôle majeur dans le partage de la ressource et sa gestion et pourrait continuer à assurer ce rôle encore longtemps. En effet, ces canaux peuvent être d’une utilité majeure dans le cadre de scénarios de « trop » ou « pas assez » d’eau, provoqués par le changement climatique en région méditerranéenne.
Outre la gestion de la rareté par le partage, les structures hydrauliques anciennes des canaux d’irrigation gravitaire sont susceptibles d’aider aussi à la prise en charge d’un des effets attendus du changement climatique, le risque d’événements pluvieux intenses accompagnés d’inondations. Dans cette perspective, certaines communes de la région ont signé des conventions avec les ASA qui gèrent les canaux agricoles afin de pérenniser leur entretien. La multifonctionnalité des canaux agricoles est de plus en plus reconnue par les pouvoirs publics et en particulier l’Agence de l’eau. Celle-ci a impulsé et contribué à la mise en place de « contrats de canaux » dont l’objectif est d’impliquer de nouveaux acteurs dans la gestion et le financement de ces ouvrages au regard de leur multifonctionnalité et des fonctions environnementales ou patrimoniales qu’ils peuvent rendre (recharge de nappe, évacuation des eaux de pluie, maintien d’espaces humides, espaces de promenade et de loisirs). En région PACA, sept contrats de canaux ont été signés. Ces contrats, incitatifs et non coercitifs, représentent aujourd’hui un moyen pour pérenniser une gestion collective de l’eau des canaux qui ne soit plus exclusivement orientée vers son usage agricole, mais davantage sur la multifonctionnalité des ouvrages hydrauliques. La reconnaissance contemporaine du rôle historique de ces systèmes hydrauliques dans le partage de l’eau doit aujourd’hui composer avec la valorisation de leurs fonctions environnementales en tant qu’outil d’aménagement du territoire.