Marie-Laure Lambert (LIEU)
Un ensemble de textes juridiques internationaux encadre l’évolution de la prise en compte du changement climatique par les décideurs publics. Les engagements de lutte contre les changements climatiques sont adoptés par chaque État souverain qui a accepté de signer des Traités contraignants (Rio en 1992 et Kyoto en 1995), puis des accords plus souples (Accord de Paris en 2015). La France est également tenue de respecter les objectifs chiffrés européens en matière de baisse des émissions de GES (-55 % en 2030, par rapport à 1990, -80 % à 95 % en 2050 pour atteindre la neutralité carbone), de réduction de la consommation finale d'énergie (au moins 40 % en 2030 par rapport à 2007), de développement des énergies renouvelables, de rénovation et de performance énergétique des bâtiments etc. Le respect de ces obligations est vérifié par la Commission européenne, mais aussi, de plus en plus, par des ONG qui engagent des procès climatiques.
Or l’État français a progressivement décentralisé beaucoup de compétences en matière d'atténuation ou d’adaptation au changement climatique, lesquelles reposent largement sur une planification territoriale partagée entre les Régions (Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Égalité des Territoires - SRADDET) et les intercommunalités (Plans Climat Air Energie Territoriaux - PCAET). Ces dernières disposant également de la compétence de gestion des inondations et des submersions marines (GEMAPI) qui impliquera de gérer les digues ou de prévoir des stratégies de gestion des risques d’inondation et de submersion, et désormais également des stratégies locales de gestion intégrée du trait de côte. De plus, l’action des acteurs publics locaux doit, selon le code de l’énergie (article L100-2), en premier lieu viser à maîtriser la demande d'énergie et favoriser l’efficacité et la sobriété énergétiques, dans tous les domaines de leurs compétences : la gestion de leur patrimoine immobilier ou de leur flotte de véhicules, leur commande publique ou la formation de leurs personnels.
Cette approche plus localisée permet aux acteurs en prise directe avec les émissions et la vulnérabilité de leurs territoires, d’expérimenter des solutions répondant aux enjeux locaux, et notamment aux vulnérabilités sociales, qui seront aggravées par le changement climatique. En outre, ils peuvent s’appuyer sur leurs compétences d’urbanisme, les SCoT (Schéma de Cohérence Territoriale) et les PLUi (Plans Locaux d’Urbanisme intercommunaux) pouvant désormais intégrer des objectifs climatiques ou énergétiques, en imposant une production minimale d’énergies renouvelables, en luttant contre l’étalement urbain (objectif ZAN - Zéro Artificialisation Nette), en réintégrant l’implantation des activités commerciales dans les centres urbains, en incitant à l’utilisation de matériaux de construction biosourcés ou à la désimperméabilisation des sols. En matière agricole, le SCoT peut fixer des objectifs pour améliorer l’autosuffisance alimentaire du territoire, relocaliser la consommation en accompagnant une dynamique autour des producteurs locaux, préserver le captage naturel du carbone par les forêts ou des sols de qualité. Il peut enfin identifier les filières de matériaux biosourcés et produits localement qui mériteraient d’être développées dans le but de fournir des matériaux d’isolation, de rénovation ou de construction performants, à moindre empreinte carbone et généralement recyclables.
Le PLU peut travailler sur l’implantations des constructions dans une approche bioclimatique, la qualité urbaine et architecturale (favorisant la performance énergétique des bâtiments), et le traitement environnemental et paysager des espaces non-bâtis (pour limiter l’îlot de chaleur urbain). La gestion cohérente des déplacements par transports en commun ou modes doux (Plans de mobilité) ainsi que des déchets (PLPRD et SRADDET) est également précieuse pour lutter contre les changements climatiques. Mais cet éclatement des compétences, ainsi que l’injonction à la « neutralité carbone », pourraient aggraver les inégalités territoriales, dans la mesure où les territoires ruraux seraient tenus de compenser les émissions de carbone des grandes métropoles ou des grands sites industriels. En outre, la réglementation des Installations Classées Protection de l’Environnement (ICPE) est une compétence de l’État, dont les collectivités territoriales n’ont pas la maîtrise. Ainsi, le captage-stockage souterrain du CO2 (CSC) afin de stocker les émissions de CO2 des grandes industries plutôt que de les réduire à la source pourrait être imposé aux territoires ruraux bien qu’il crée des risques technologiques nouveaux sur de vastes territoires.
Une solidarité réelle entre les territoires devrait au contraire reposer sur un effort de sobriété partagé, et sortir du modèle contemporain qui concentre les richesses et la valeur ajoutée dans les grandes métropoles, lesquelles reportent la charge de services peu rémunérateurs vers les zones excentrées (fourniture de nourriture, d’énergie, gestion des déchets, compensation des émissions carbone).
De la prévention à la compensation : la neutralité carbone en question
Marie-Laure Lambert (LIEU)
La référence à la « neutralité carbone » qui a émergé depuis quelques années, brouille les objectifs de limitation des émissions de GES. Il ne s’agit plus seulement, comme cela était prévu par la loi depuis 2005, de faire baisser les émissions de CO2 des territoires d’un facteur 4 ou d’un facteur 6, mais désormais de s’orienter vers des calculs complexes effectués par des logiciels (comme Aldo), selon des indicateurs discutables, pour équilibrer les émissions et le stockage du carbone.
Le risque est alors de remplacer les efforts de sobriété énergétique, de réduction des émissions, de contraction de la demande énergétique, d’efficacité énergétique, par une comptabilité opaque et peu contrôlable visant à compenser les émissions par du stockage « anthropique », sans garantie de pérennité dans le temps : combien de carbone un arbre pourra-t-il stocker si la sécheresse le fait mourir en quelques années ?
En termes juridiques, on passe donc du principe vertueux de prévention ou de réduction à la source, imposé au pollueur, à des techniques beaucoup plus discutables de compensation carbone, qui font parfois peser les efforts sur d’autres entités que les pollueurs. Ce mécanisme est particulièrement visible dans le secteur de l’aviation civile, qui doit compenser progressivement ses émissions au lieu de chercher à les réduire. Au-delà des principes juridiques et de l’équité, le passage de la prévention à la neutralité carbone nous dirige peut-être vers des procédés ou techniques de stockage du carbone très discutables.
Ainsi, les efforts pour améliorer le stockage naturel du CO2 par les forêts, les écosystèmes et les sols peuvent être bénéfiques pour l’environnement, mais peuvent aussi conduire à la généralisation de plantations d’arbres monospécifiques par exemple.
De même, les techniques de captage-stockage souterrain du CO2 (CSC) dans d’anciens gisements de gaz ou de charbon, voire dans des nappes d’eau souterraines, qui ont été expérimentées, en France (« pilote » de stockage géologique de CO2 de Total dans les Pyrénées Atlantiques), présentent des risques technologiques indéniables. L’étude de danger de Total a montré qu’une fuite de CO2 serait létale jusqu’à plus de 50 mètres du gazoduc ou du puits d’injection, et que des fuites diffuses pourraient être nocives pour l’environnement (acidification des sols et des nappes d’eau). Enfin, le CSC entraîne une consommation énergétique supplémentaire, qui nuit à sa cohérence climatique.
En raison de ces dangers, le stockage industriel souterrain a fait l’objet d’oppositions locales fortes et de contentieux. Pour autant, ce type d’activité est désormais autorisée et sera classée dans la catégorie des installations classées industrielles les plus à risques (Autorisation avec affichage dans un rayon de 6 km).
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