7.Une gouvernance territoriale à réinventer

Les collectivités locales ont un rôle primordial à jouer pour l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. Des contributions en sciences juridiques et en sciences politiques permettent de mieux comprendre la complexité de ces transformations et les implications démocratiques sous-jacentes.

7.2. La mise en œuvre d’un droit climatique dans les territoires

Marie-Laure Lambert (LIEU)

Un ensemble de textes juridiques internationaux encadre l’évolution de la prise en compte du changement climatique par les décideurs publics. Les engagements de lutte contre les changements climatiques sont adoptés par chaque État souverain qui a accepté de signer des Traités contraignants (Rio en 1992 et Kyoto en 1995), puis des accords plus souples (Accord de Paris en 2015). La France est également tenue de respecter les objectifs chiffrés européens en matière de baisse des émissions de GES (-55 % en 2030, par rapport à 1990, -80 % à 95 % en 2050 pour atteindre la neutralité carbone), de réduction de la consommation finale d'énergie (au moins 40 % en 2030 par rapport à 2007), de développement des énergies renouvelables, de rénovation et de performance énergétique des bâtiments etc. Le respect de ces obligations est vérifié par la Commission européenne, mais aussi, de plus en plus, par des ONG qui engagent des procès climatiques.

Or l’État français a progressivement décentralisé beaucoup de compétences en matière d'atténuation ou d’adaptation au changement climatique, lesquelles reposent largement sur une planification territoriale partagée entre les Régions (Schéma Régional d’Aménagement, de Développement Durable et d’Égalité des Territoires - SRADDET) et les intercommunalités (Plans Climat Air Energie Territoriaux - PCAET). Ces dernières disposant également de la compétence de gestion des inondations et des submersions marines (GEMAPI) qui impliquera de gérer les digues ou de prévoir des stratégies de gestion des risques d’inondation et de submersion, et désormais également des stratégies locales de gestion intégrée du trait de côte. De plus, l’action des acteurs publics locaux doit, selon le code de l’énergie (article L100-2), en premier lieu viser à maîtriser la demande d'énergie et favoriser l’efficacité et la sobriété énergétiques, dans tous les domaines de leurs compétences : la gestion de leur patrimoine immobilier ou de leur flotte de véhicules, leur commande publique ou la formation de leurs personnels.

Cette approche plus localisée permet aux acteurs en prise directe avec les émissions et la vulnérabilité de leurs territoires, d’expérimenter des solutions répondant aux enjeux locaux, et notamment aux vulnérabilités sociales, qui seront aggravées par le changement climatique. En outre, ils peuvent s’appuyer sur leurs compétences d’urbanisme, les SCoT (Schéma de Cohérence Territoriale) et les PLUi (Plans Locaux d’Urbanisme intercommunaux) pouvant désormais intégrer des objectifs climatiques ou énergétiques, en imposant une production minimale d’énergies renouvelables, en luttant contre l’étalement urbain (objectif ZAN - Zéro Artificialisation Nette), en réintégrant l’implantation des activités commerciales dans les centres urbains, en incitant à l’utilisation de matériaux de construction biosourcés ou à la désimperméabilisation des sols. En matière agricole, le SCoT peut fixer des objectifs pour améliorer l’autosuffisance alimentaire du territoire, relocaliser la consommation en accompagnant une dynamique autour des producteurs locaux, préserver le captage naturel du carbone par les forêts ou des sols de qualité. Il peut enfin identifier les filières de matériaux biosourcés et produits localement qui mériteraient d’être développées dans le but de fournir des matériaux d’isolation, de rénovation ou de construction performants, à moindre empreinte carbone et généralement recyclables.

Le PLU peut travailler sur l’implantations des constructions dans une approche bioclimatique, la qualité urbaine et architecturale (favorisant la performance énergétique des bâtiments), et le traitement environnemental et paysager des espaces non-bâtis (pour limiter l’îlot de chaleur urbain). La gestion cohérente des déplacements par transports en commun ou modes doux (Plans de mobilité) ainsi que des déchets (PLPRD et SRADDET) est également précieuse pour lutter contre les changements climatiques. Mais cet éclatement des compétences, ainsi que l’injonction à la « neutralité carbone », pourraient aggraver les inégalités territoriales, dans la mesure où les territoires ruraux seraient tenus de compenser les émissions de carbone des grandes métropoles ou des grands sites industriels. En outre, la réglementation des Installations Classées Protection de l’Environnement (ICPE) est une compétence de l’État, dont les collectivités territoriales n’ont pas la maîtrise. Ainsi, le captage-stockage souterrain du CO2 (CSC) afin de stocker les émissions de CO2 des grandes industries plutôt que de les réduire à la source pourrait être imposé aux territoires ruraux bien qu’il crée des risques technologiques nouveaux sur de vastes territoires.

Une solidarité réelle entre les territoires devrait au contraire reposer sur un effort de sobriété partagé, et sortir du modèle contemporain qui concentre les richesses et la valeur ajoutée dans les grandes métropoles, lesquelles reportent la charge de services peu rémunérateurs vers les zones excentrées (fourniture de nourriture, d’énergie, gestion des déchets, compensation des émissions carbone).

De la prévention à la compensation : la neutralité carbone en question

Marie-Laure Lambert (LIEU)

La référence à la « neutralité carbone » qui a émergé depuis quelques années, brouille les objectifs de limitation des émissions de GES. Il ne s’agit plus seulement, comme cela était prévu par la loi depuis 2005, de faire baisser les émissions de CO2 des territoires d’un facteur 4 ou d’un facteur 6, mais désormais de s’orienter vers des calculs complexes effectués par des logiciels (comme Aldo), selon des indicateurs discutables, pour équilibrer les émissions et le stockage du carbone.

Le risque est alors de remplacer les efforts de sobriété énergétique, de réduction des émissions, de contraction de la demande énergétique, d’efficacité énergétique, par une comptabilité opaque et peu contrôlable visant à compenser les émissions par du stockage « anthropique », sans garantie de pérennité dans le temps : combien de carbone un arbre pourra-t-il stocker si la sécheresse le fait mourir en quelques années ?

En termes juridiques, on passe donc du principe vertueux de prévention ou de réduction à la source, imposé au pollueur, à des techniques beaucoup plus discutables de compensation carbone, qui font parfois peser les efforts sur d’autres entités que les pollueurs. Ce mécanisme est particulièrement visible dans le secteur de l’aviation civile, qui doit compenser progressivement ses émissions au lieu de chercher à les réduire. Au-delà des principes juridiques et de l’équité, le passage de la prévention à la neutralité carbone nous dirige peut-être vers des procédés ou techniques de stockage du carbone très discutables.

Ainsi, les efforts pour améliorer le stockage naturel du CO2 par les forêts, les écosystèmes et les sols peuvent être bénéfiques pour l’environnement, mais peuvent aussi conduire à la généralisation de plantations d’arbres monospécifiques par exemple.

De même, les techniques de captage-stockage souterrain du CO2 (CSC) dans d’anciens gisements de gaz ou de charbon, voire dans des nappes d’eau souterraines, qui ont été expérimentées, en France (« pilote » de stockage géologique de CO2 de Total dans les Pyrénées Atlantiques), présentent des risques technologiques indéniables. L’étude de danger de Total a montré qu’une fuite de CO2 serait létale jusqu’à plus de 50 mètres du gazoduc ou du puits d’injection, et que des fuites diffuses pourraient être nocives pour l’environnement (acidification des sols et des nappes d’eau). Enfin, le CSC entraîne une consommation énergétique supplémentaire, qui nuit à sa cohérence climatique.

En raison de ces dangers, le stockage industriel souterrain a fait l’objet d’oppositions locales fortes et de contentieux. Pour autant, ce type d’activité est désormais autorisée et sera classée dans la catégorie des installations classées industrielles les plus à risques (Autorisation avec affichage dans un rayon de 6 km).

7.3. Le traitement des risques côtiers induits par le changement climatique dans les documents d’urbanisme des communes littorales de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur : un attentisme local qui interroge

Samuel Robert (ESPACE)

L’adaptation au changement climatique passe notamment par l’anticipation de ses effets par les politiques publiques d’aménagement du territoire. Sur le littoral, l’une des questions les plus critiques concerne l’élévation du niveau de la mer et l’augmentation des risques liés aux aléas météo-marins. Dans une certaine mesure, la prise en compte de ces phénomènes dans les documents locaux d’urbanisme témoigne de la manière dont les institutions se représentent le changement climatique et les risques associés.

À l’échelon local, les documents d’urbanisme sont établis par les communes et les établissements intercommunaux. Ils réglementent les usages possibles des sols et les droits à construire, tout en se conformant à des obligations réglementaires issues d’échelons administratifs supérieurs, notamment concernant la gestion et la prévention des risques, qui restent une prérogative de l’État. Une étude de la planification urbaine des 65 communes littorales de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, riveraines de la Méditerranée et de l’étang de Berre, a permis de caractériser la manière dont les risques liés au changement climatique sont traités dans les documents d’urbanisme en vigueur en juillet 2019. Ses enseignements, qui se situent à plusieurs niveaux, révèlent que le littoral de la région est insuffisamment préparé aux changements actuels et à venir.

Si, dans l’ensemble, les risques littoraux associés au changement climatique ne sont pas ignorés, 31 communes (cumulant 22 % de la longueur du littoral régional) sont soit sans Plan Local d’Urbanisme (PLU), soit sans évocation de ces risques dans le rapport de présentation de leur PLU. Un tel phénomène est surprenant dans une région aussi densément peuplée sur son littoral et autant orientée vers l’économie balnéaire et résidentielle. Par ailleurs, sur les 34 communes (77 % du littoral régional) dont le PLU évoque l’existence de phénomènes de submersions marines et/ou d’érosion, seules 23 (60 % du littoral régional) présentent des éléments de réglementation en lien avec ces aléas. Ce décalage interpelle et surprend à nouveau. Il signifie que certaines communes mentionnent les aléas mais qu’elles n’ont pas pris de dispositions pour y faire face.

Enfin, lorsque des dispositions existent dans les règlements d’urbanisme (23 communes), elles découlent le plus souvent de mesures imposées par l’État via les Plans de prévention des risques (PPR) ou par les Porter à connaissance sur l’aléa submersion marine, documents transmis par les Préfets aux communes. Seules 8 communes proposent de leur propre chef une réglementation d’urbanisme visant à se prémunir des risques littoraux. Aussi, outre le faible nombre de communes dont la planification urbaine aborde réglementairement l’occupation du littoral en rapport avec les aléas marins, l’étude révèle la relative faiblesse des dispositions, voire leur absence d’ambition.

Au final, il apparaît que les collectivités littorales de la région n’ont pas encore pris la mesure des changements induits par le changement climatique, comme le suggère l’analyse de la planification urbaine en vigueur à la mi-2019, et comme le confirme le décret du 29 avril 2022, découlant de la loi Climat et Résilience (août 2021), « établissant la liste des communes dont l'action en matière d'urbanisme et la politique d'aménagement doivent être adaptées aux phénomènes hydrosédimentaires entraînant l'érosion du littoral ». En région Provence-Alpes-Côte d’Azur, seules deux communes (Cassis et Eze) ont accepté d’en faire partie, ce qui interroge sur la capacité des communes littorales de la région à remettre en question leur modèle de développement et à s’engager dans une démarche d’adaptation.

7.4. La planification territoriale pour le changement climatique est-elle utile ? Limites et leviers pour l’action

Antoine Ducastel (ART-Dev,CIRAD) et Marie Hrabanski (ART-Dev, CIRAD)

« La planification écologique existe déjà, mais ne sert à rien » affirmait un haut fonctionnaire dans les colonnes d’AOC. En matière de planification territoriale, ce constat est particulièrement vrai tant se sont multipliés depuis une dizaine d’années les plans et schémas d’aménagement aux visées écologiques.

La fabrique des schémas et documents d’urbanisme (SRADDET, PCAET, etc.) - qui se déclinent en orientations stratégiques et en plans d’action -, repose sur la mobilisation d’élus, de techniciens et d’experts extérieurs, et sur l’organisation de larges consultations publiques des acteurs publics et privés (collectivités, entreprises, associations, etc.). Le pilotage est confié aux collectivités « assistées » par quelques bureaux d’études spécialisés, tandis que l’État garde un pouvoir de supervision (validation des schémas régionaux d’aménagement par le préfet par exemple) Ce travail quotidien de planification est souvent long, couteux et incertain car il repose sur l’articulation entre une grande diversité d’intérêts, de ressources et de savoirs.

Pourtant, même lorsqu’ils sont adoptés, ces plans sont peu ou pas appliqués. Les études académiques ont mis en évidence une série de facteurs qui permettent de mieux comprendre les difficultés et les limites de la planification territoriale :

□ Son périmètre d’action est étroit et restreint à la fois en amont, par la planification écologique nationale (Stratégie Nationale Bas Carbone, Programmation Pluriannuelle de l’Energie, etc.), mais aussi en aval par les collectivités infra - EPCI, les communes. Cette planification climatique multi-niveaux se caractérise par un empilement, une superposition de plans, sans que leur articulation ne soit toujours clairement posée.

□ Le manque structurel de ressources de fonctionnement pour mener à bien ce travail de planification. A ce titre, les collectivités sont placées dans une situation de dépendance vis-à-vis des bureaux d’études spécialisés et des opérateurs techniques (par exemple les gestionnaires des réseaux électriques et le S3ENR (Schéma régional de raccordement au réseau des Énergies Renouvelable - EnR) dans le cadre de la planification du développement des EnR).

□ Le manque de ressources d’investissement pour mettre en œuvre et opérationnaliser ces plans. D’une part, les recettes (fiscales et budgétaires) des collectivités sont structurellement insuffisantes pour couvrir les besoins financiers de la transition écologique. D’autre part, ces plans sont peu ou pas articulés avec les contrats territoriaux qui sont assortis de transferts financiers de la part de l’État.

□ La faible appropriation politique de ces plans au niveau local - avec toutefois quelques exceptions comme le SRADDET de la région Occitanie, Occitanie 2040.

En conclusion, si aujourd’hui, avec la promulgation de la loi relative à l’accélération de la production d’énergie renouvelable (loi APER), l’État se soucie d’accélérer la transition à l’échelle des territoires, dans les faits, de nombreux obstacles institutionnels financiers et politiques entravent cette dynamique. Il semble en effet que pour mettre en cohérence et atteindre les objectifs de planification à l’échelle des territoires, une « planification de papier » ne suffise pas, sa mise en œuvre requiert impérativement des financements publics conséquents.

Le projet Aqua Domitia : un exemple de maladaptation ?

Antoine Ducastel (ART-Dev,CIRAD) et Marie Hrabanski (ART-Dev, CIRAD)

Le temps est-il venu pour la France des grands transferts d’eau des régions les plus arrosées vers les plus sèches, entre des bassins-versants différents, comme cela se pratique dans d’autres pays, notamment en Espagne ? Cette question est relancée depuis que le département des Pyrénées Orientales connait une sécheresse très grave : la solution qui semble s’imposer consiste précisément à prendre de l’eau dans le Rhône et à la transporter dans les départements du Languedoc. Aujourd’hui, un gros tuyau appelé Aqua Domitia s’arrête dans l’Aude et la distribution se répartit entre eau potable (40 %), irrigation agricole (40 %) et « volumes de substitution » (20 %) qui permettent de puiser moins dans des environnements vulnérables. Vu le contexte climatique, nombre de voix s’élèvent pour réclamer sa prolongation jusque dans les Pyrénées orientales. Ce département est économiquement très dépendant du tourisme et de l’agriculture – la sécheresse a eu des conséquences très graves sur cette dernière, avec des pertes non seulement de récoltes mais d’arbres fruitiers et de vignes. D’autres, au contraire, contestent avec encore plus de vigueur le projet. Les interrogations restent les mêmes : ne faut-il pas d’abord réduire les fuites (40 % de pertes dans certains endroits des Pyrénées Orientales), recycler les eaux usées, modifier les pratiques culturales, réduire les consommations, en particulier celles des touristes ? Et surtout, le Rhône pourra-t-il fournir de façon pérenne les quantités d’eau nécessaires à cette partie de l’arc méditerranéen sans dommages sur les écosystèmes du fleuve, comme sur la Camargue ?

Le dispositif de transport d’eau du Rhône vers l’Occitanie est présenté comme un exemple d’adaptation au changement climatique sans toutefois que celui-ci ne soit intégré dans une dynamique de planification territorialisée. En effet dans les années 2000, afin de faire face à un contexte marqué par l’augmentation des contraintes réglementaires et institutionnelles pour bon nombre d’usagers et d’acteurs de l’eau tant au niveau national (loi sur l’eau de 2006 en France) qu’européen (Directive cadre sur l’eau de 2000), la région Occitanie a souhaité étendre et interconnecter davantage le réseau hydraulique régional dont elle est devenue propriétaire en 2008 pour sécuriser des ressources en eau régionales. Aqua Domitia visait ainsi à sécuriser l’alimentation en eau potable par l’apport d’une ressource supplémentaire, notamment en cas de sècheresse ou de pollution, à alléger la pression sur les milieux fragiles, accompagner le développement économique régional et enfin maintenir et développer une agriculture diversifiée de qualité et une viticulture compétitive, malgré le changement climatique. L’utilisation de l’eau du Rhône pour irriguer les terres qui le longent ne constitue en rien une nouveauté. Mais le transfert de l’eau du Rhône en direction du Languedoc a changé cette logique d’utilisation par l’ampleur des coûts, la distance et l’échelle des travaux à réaliser.

Le prolongement d’Aqua Domitia doit notamment participer à l’approvisionnement en eau de la production viticole et horticole : des secteurs d’activités particulièrement stratégiques pour la région, et qui sont par conséquent au centre d’enjeux politiques et électoraux. Ce projet vise officiellement à répondre aux enjeux d’adaptation de l’agriculture au changement climatique mais il apparait davantage comme un exemple emblématique de maladaptation. Il semble être élaboré en dehors de toutes les ambitions planificatrices pourtant portées par les différents territoires concernés. A ce titre, plusieurs points essentiels peuvent être soulignés. Tout d’abord, le premier projet Aqua Domitia était particulièrement onéreux et son extension l’est encore davantage. Un financement massif, obtenu via un partenariat privé public, a permis de financer à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros ce projet controversé. Ce financement est particulièrement élevé au regard des quelques millions d’euros dédiés à la planification territoriale.

Un deuxième point a trait à la cohérence du projet avec les objectifs et exigences de la planification territoriale. En effet il va à l’encontre d’une gestion de l’eau adaptée aux enjeux climatiques et en phase avec le principe de justice environnementale. Il encourage en effet l’augmentation de la demande et la pérennisation de cultures agricoles particulièrement gourmandes, qui ne sont plus adaptées, ou ne seront pas adaptées, au dérèglement climatique telles que la culture du maïs. Il engendre également des inégalités sociales et territoriales en créant des inégalités d’accès entre agriculteurs, notamment entre ceux qui seront servis et les autres et entre les communes et communautés de communes qui pourront financer ou pas les réseaux secondaires.

Enfin le projet a des conséquences sur le long terme et crée des conditions d’irréversibilité : une fois mis en œuvre, il faudra bien utiliser l’eau, entretenir les canalisations, etc. Ces différents dimensions techniques et politiques n’ont pas été négociées dans le cadre d’une planification territorialisée concertée et se poursuivront malgré les négociations qui pourraient avoir lieu à l’avenir.

7.5. La Camargue : s’adapter à l’adaptation au changement climatique

Raphaël Mathevet (CNRS EPHE CEFE), Cécile Bazart (CEEM), Aurélien Allouche (MESOPOLHIS)

Le dérèglement climatique et ses conséquences environnementales et socio-économiques deviennent visibles de tous en Camargue. Salinisation des eaux et des sols, érosion littorale, élévation du niveau de la mer, sécheresses et canicules plus fréquentes et intenses génèrent tensions sociales et conflits locaux, comme l’a montré un projet de recherche en deux volets. Le premier interrogeait les acteurs locaux (6 ateliers réflexifs, une conférence publique et deux séances de théâtre-forum) sur leurs visions des changements, les craintes et questions en lien avec leurs activités, leurs vies quotidiennes ainsi que les futurs possibles du territoire.

Pour cela, une synthèse des connaissances scientifiques sur le changement climatique et ses effets à l’échelle de la réserve de biosphère de Camargue a été produite et diffusée pour servir de support de médiation territoriale. Ces ateliers ont été également l’objet d’une évaluation sociologique des apprentissages et d’une caractérisation des participants pour préciser les enjeux de sensibilisation et d’engagement dans l’action collective.

De façon complémentaire, le second volet correspondait à une campagne d’enquête auprès d’un millier d’habitants. Il a permis de mesurer un fort attachement à la Camargue, des perceptions variées des changements et une très faible connaissance des institutions et des modalités de l’action publique. Il ressort de ce travail, réalisé de 2021 à 2023 et en cours de valorisation, que les problèmes actuels ne sont pas que biophysiques mais aussi institutionnels. Ils dépendent des rapports de force entre acteurs du territoire, des modes de gouvernance ainsi que des systèmes de valeurs et de connaissances. La principale limite réflexive à l’adaptation en Camargue reste l’incapacité à faire émerger un espace public autour de l’adaptation, conséquent et cohérent avec les dynamiques sociales et institutionnelles. Il en résulte une faible circulation des connaissances trans-sectorielles, ainsi qu’un affaiblissement de la capacité des institutions locales à peser sur une compréhension collective des enjeux du changement climatique. En conséquence, se multiplient des visions hétérogènes de l’adaptation individuelle, collective et institutionnelle, sans qu’elles ne puissent se confronter significativement. Les visions de l’adaptation au changement climatique évoluent le long d’un gradient allant de la maîtrise hydraulique historique reposant sur le génie civil et l’aménagement, jusqu’à l’adaptation de la gestion et des aménagements existants en intégrant les processus biophysiques dans des opérations de restauration écologique. Les prochains travaux scientifiques sur la gestion de l’eau et la modélisation de l’évolution du delta devraient permettre d’accompagner la réflexion des acteurs locaux. Quelle sera la place des infrastructures hydrauliques agricoles et de protection dans l’adaptation à venir ? Quelle Camargue veulent les camarguaises et camarguais ? La situation actuelle est celle d’une société locale consciente de la nécessité de s’adapter, traversée par des dispositifs allant en ce sens, mais qui doit encore produire un apprentissage social et institutionnel du traitement de cet impératif : en somme, s’adapter à l’adaptation.

Rechercher
Newsletter