Christel Cournil (LaSSP)
La concrétisation de l’urgence climatique sur les sociétés humaines a conduit la société civile ou des collectivités publiques à engager des actions contentieuses en visant d’abord les pouvoirs publics avant que les entreprises ne deviennent à leur tour la cible de ces « procès climatiques ». Dirigées contre des sociétés pétrolières, des sociétés productrices d’énergie, des investisseurs, les plaignants ont essuyé des échecs en raison de leur difficulté à faire reconnaître un intérêt à agir et à établir l’action ou l’omission fautive des entreprises, du difficile partage de responsabilités entre les multiples émetteurs ou encore de l’établissement du lien de causalité et le préjudice subi. Dernièrement, certains obstacles ont cédé et l’utilisation, dans les procédures judiciaires, d’éléments probatoires nouveaux (science du climat) y a contribué. À côté des procès plus classiques contre les infrastructures polluantes (projets d’oléoducs, projets énergivores), trois types de stratégies contentieuses se dessinent désormais.
D’abord, des tentatives de responsabilisation résultant des émissions de GES du passé (ex post) ont été menées sous l’angle de la responsabilité délictuelle, avec des requêtes cherchant à obtenir une réparation des préjudices subis en raison du changement climatique résultant des émissions de GES de quelques grandes entreprises polluantes. Certaines villes (San Francisco et Oakland) ont en vain demandé le financement de coûts d’infrastructures. En Europe, la demande de réparation (indemnisation) d’un Péruvien menacé par des crues glaciaires sur sa propriété à l’encontre de l’entreprise productrice d’électricité RWE a été jugée recevable par le juge allemand.
Ensuite, des demandes en responsabilité (ex ante) sur les émissions futures accompagnées d’injonctions préventives (qui vise à prévenir un acte illicite futur) ont été initiées. Il ne s’agit pas d’obtenir des indemnisations mais de chercher à responsabiliser des acteurs économiques dans leur contribution à l’effort climatique en demandant au juge de contrôler leur trajectoire de réduction de GES défini par leur Plan climat ou l’anticipation des risques climatiques dans leur « business model ». Ces procès ont été intentés par des ONG en France contre TotalEnergies ou contre BNP et aux Pays-Bas contre Shell. Pour ce dernier, il s’agit d’un des rares procès ayant obtenu une condamnation. Le juge néerlandais a exigé une diminution d’au moins 45 % d’émissions nettes avant 2030, par rapport au niveau de 2019. Shell a fait appel, mais reste néanmoins tenu de respecter les obligations de réduction fixées par le juge en raison du caractère exécutoire du jugement. En France, après 4 ans de procédure sur les questions de recevabilité, un récent jugement permet qu’un procès se tienne au fond sur le respect du devoir de vigilance en matière climatique par TotalEnergies.
Émergent, enfin, des demandes de responsabilisation portant sur la divulgation mensongère d’informations présentant des risques financiers ou sur le contrôle de la sincérité de la communication des engagements de décarbonation. Le premier cas en France porte sur la crédibilité des allégations de neutralité carbone d’ici 2050 de TotalEnergies. Trois ONG ont assigné le groupe à faire cesser des pratiques commerciales trompeuses définies par le Code de la consommation.
Un mouvement des procès climatiques en construction
Marie-Laure Lambert (LIEU)
Plusieurs procès portés par des fondations ou associations influentes visent à dessiner les objectifs d’une justice climatique en construction. En effet, les associations de citoyens peuvent se mobiliser en portant des actions juridiques devant les tribunaux. Le mouvement des « procès climatiques » a été encouragé par le succès de la fondation Urgenda aux Pays Bas. Cette association a obtenu, au nom de 886 citoyens, la condamnation de l’État néerlandais par le Tribunal de La Haye en juin 2015 (confirmé par la Cour Suprême hollandaise en décembre 2019) pour ne pas avoir « pris de mesures suffisantes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ». Depuis, les contentieux climatiques se multiplient dans nombre d’états.
En France, les juges se sont très récemment laissé convaincre par des arguments climatiques, auxquels ils étaient demeurés sourds pendant des décennies. Une première décision dans ce sens est celle du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise annulant le projet Europacity en 2018 sur le motif de l’accroissement des émissions de GES (décision historique mais isolée et annulée par la CAA de Versailles). Elle fut suivie par une injonction adressée par le Conseil d’État (19 novembre 2020, Grande Synthe et autres) à l’État de renforcer son action climatique dans le sens des objectifs fixés pour 2030. De même le Tribunal Administratif de Paris a-t-il reconnu la responsabilité de l’État pour non-respect du budget carbone qu’il s’était fixé en vue d’atteindre les objectifs européens (Notre Affaire à Tous, Greenpeace, FNE, 3 février 2021). A la demande de ces mêmes associations, le tribunal administratif de Paris (14 octobre 2021) a donné injonction au gouvernement de réparer le préjudice écologique lié au surplus d'émissions de gaz à effet de serre, avant le 31 décembre 2022.
Parallèlement, des formes d’activisme moins institutionnalisées se manifestent aujourd’hui face à l’urgence climatique (Extinction Rebellion, Dernière génération, Scientists Rebellion…), et sont désormais accueillies par les juges. On relève notamment la relaxe par le TGI de Lyon le 18 septembre 2019 des « décrocheurs de portraits » du mouvement « Action non-violente COP 21 » ainsi que la relaxe, le 23 janvier 2024, par le Tribunal Correctionnel de Grasse, de trois activistes d’Extinction Rebellion poursuivis pour entrave à la circulation d’un jet privé sur l’aéroport de Cannes. De plus en plus, les juges reconnaissent la supériorité de la liberté d’expression dans le domaine d’un sujet d’intérêt général comme le changement climatique.
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