Que ce soit au niveau international, national ou régional, le secteur agricole reste le premier consommateur d’eau. En région PACA, sur les 3,5 milliards de m3 d’eau prélevés par an (hors hydroélectricité), 2,2 milliards sont attribués à l’agriculture, ce qui correspond à 66 % des prélèvements, contre 21 % pour l’eau domestique et 9 % pour l’industrie (SOURSE, 2010). C’est donc le secteur agricole qui est de plus en plus sollicité par les politiques publiques pour diminuer sa consommation et permettre un partage autre de la ressource dans une perspective de réchauffement climatique.
La région étant sous influence d’un climat méditerranéen, l’agriculture qui s’y est développée est majoritairement une agriculture de type irrigué (25 % de la S.A.U) et non pas pluvial comme dans la majeure partie des autres territoires français.
Ce fut d’ailleurs une des principales conquêtes des sociétés locales provençales que d’avoir réussi à canaliser l’eau et l’amener là où elle faisait défaut. Les premiers canaux d’irrigation furent construits au MoyenÂge (Canal Saint Julien), d’autres suivirent à l’époque de la Renaissance (Canal de Craponne), avec un fort développement de ces structures hydrauliques à la fin du XIXe siècle sur l’ensemble de la région. La création en 1907 de la « Commission Exécutive de la Durance » permit enfin le règlement de conflits pour le partage de l’eau entre les différents utilisateurs de l’amont et de l’aval de la Durance, en gérant la répartition des droits d’eau entre chacun. Cette histoire singulière a construit un espace de gestion collectif qui fonctionne aujourd’hui encore.
La région PACA est un des plus gros contributeurs à la production horticole, arboricole et maraîchère européenne et les techniques d’irrigation utilisées pour ces cultures sont encore aujourd’hui majoritairement gravitaires, 52 % des surfaces régionales irriguées ont recours à des techniques d’irrigation par immersion ou à la raie, contre 37 % par aspersion et 10 % au goutte à goutte (SOURSE, 2010).
Pour autant, les agriculteurs n’ont pas attendu les injonctions institutionnelles pour mettre en place des procédés plus économes en eau, avec en particulier le développement de la micro-irrigation, là où la topographie des lieux, la disponibilité de la ressource et les moyens techniques (pompage sous pression) leur permettaient de le faire. C’est le cas par exemple de l’arboriculture fruitière sur une partie du territoire basalpin ou encore sur les contreforts du Mont Ventoux.
D’autres approches d’économie de la ressource font aujourd’hui l’objet d’attentions particulières. Avec les avancées des connaissances en pédologie et en écologie, sont reconsidérées par exemple des pratiques culturales anciennes, telle la revalorisation de la jachère, l’utilisation d’engrais verts, l’attention à la rotation des cultures, ou d’autres plus contemporaines comme l’amélioration génétique des plantes en vue de leur adaptation à des périodes de sécheresse plus prononcées, ou encore la gestion d’une agro-biodiversité pour favoriser la pluralité et la résistance des cultures. Ces différentes approches s’inscrivent bien dans la définition de l’adaptation au changement climatique proposée par Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) : « Ajustement des écosystèmes ou des systèmes socio-économiques en réponse à des stimuli climatiques présents ou futurs ou à leurs effets, afin d’atténuer leurs conséquences négatives ou d’exploiter de nouveaux éléments favorables ».
Si des techniques d’économie de la ressource en eau sont de plus en plus adoptées par les agriculteurs provençaux, il n’en demeure pas moins que l’irrigation gravitaire conduite dans des canaux présente également un certain nombre d’avantages non négligeables et qu’il convient de préserver. Nous pouvons en présenter au moins de deux types. Tout d’abord, l’eau mobilisée dans les canaux par les différents usages permet de limiter les prélèvements sur la nappe phréatique, mais aussi la circulation de l’eau dans l’ensemble du réseau des filioles et les irrigations assurent la recharge des principales nappes souterraines de la région. L’exemple le plus emblématique est celui de la plaine de la Crau qui est quasiment dépourvue d’eau de surface mais dispose d’une nappe phréatique de 550 millions de m3 qui alimente en eau 270 000 habitants dans les Bouches-du-Rhône et la zone industrielle de Fos. La recharge de cet aquifère dépend pour 2/3 de l’eau d’irrigation dérivée de la Durance par le canal de Craponne. Aujourd’hui, le maintien de cette nappe est « totalement dépendant des apports provenant des fuites des canaux et de la percolation des irrigations gravitaires, estimés à 160 Mm3/ an ». Sur le secteur durancien, l’eau d’irrigation joue aussi un rôle déterminant dans le maintien de plusieurs ressources souterraines. Selon une étude commandée par l’Association Syndicale Autorisée (ASA) du canal Saint Julien en 1999, la nappe phréatique de basse Durance est alimentée à 75 % par les eaux d’irrigation contre seulement 25 % de façon naturelle (cours d’eau et précipitations). De récents travaux menés sur la nappe phréatique qui alimente la ville d’Avignon confirment l’importance de cette proportion et le rôle déterminant de l’eau d’irrigation dans la recharge de l’aquifère.
Les canaux peuvent, en deuxième lieu, assurer un rôle d’évacuation et de drainage des eaux pluviales et jouer un rôle non négligeable de protection contre les inondations lors d’épisodes pluvieux intenses. Par exemple, sur le secteur de Salon de Provence, les canaux d’irrigation drainent, suivant les communes, de 35 % à 100 % des eaux pluviales. Une évaluation économique du coût de remplacement du canal a été réalisée pour la ville de Sisteron, montrant qu’en cas de disparition de celui-ci, les frais d’entretien d’un réseau d’évacuation seraient très largement supérieurs à celui du canal existant (Chambre d’agriculture 2005). L’ASA du canal de Carpentras a pour sa part signé une convention avec la ville de Carpentras pour la régulation des eaux pluviales. Tous ces exemples témoignent de l’importance du maintien de ces anciennes structures hydrauliques et de la nécessité de continuer à les entretenir pour répondre à de nouveaux enjeux.
Penser la gestion de l’eau agricole à l’échelle régionale ne peut se faire uniquement dans une perspective d’économie de la ressource sans intégrer les autres fonctions et services rendus par l’eau agricole et les canaux d’irrigation. Aujourd’hui, les ASA, associations qui gèrent les périmètres irrigués (il y en a environ 600 sur la région PACA), doivent composer avec des formes traditionnelles d’usage agricole de l’eau et des enjeux contemporains. Les canaux de Provence connaissent un nouveau tournant de leur histoire, vieille déjà de plusieurs siècles. Aujourd’hui comme hier, ils doivent faire face à une tension qui leur est constitutive, à savoir d’être des ouvrages hydrauliques à vocation d’aménagement du territoire - c’était déjà l’ambition d’Adam de Craponne - tout en étant le résultat d’un investissement sectoriel permettant la réalisation d’un équipement dont l’utilité dépasse sa fonction première et son usage initial.
L’eau agricole n’est plus seulement agricole, elle peut se faire aussi eau des jardins, eau du paysage ou eau des villes. Face aux transformations climatiques prévisibles, de nombreuses solutions s’offrent aux agriculteurs pour faire preuve d’adaptation, mais il est aussi important de raisonner de manière plus globale et d’analyser les conséquences d’une trop forte diminution de l’eau mobilisée par le secteur agricole, car cette eau est aussi à usages multiples, et les ouvrages d’art qui lui permettent de circuler ont eux aussi leur rôle à jouer dans cette nouvelle adaptation.
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