1.Vers des systèmes alimentaires et agricoles plus justes

Pour s’engager durablement dans les transitions, rien ne sera possible si la justice sociale est marginalisée dans les politiques et stratégies d’adaptation et d’atténuation. Lutter contre les inégalités sociales et de genre, rendre accessible l’alimentation de qualité aux plus démunis, préserver la santé de chacun, contribuer à sa mesure aux efforts en faveur des transitions, etc. ne représentent pas un simple espoir ou une aspiration, mais une nécessité. Ce sous-chapitre donne des premières pistes.

1.1. Comment mettre en place des systèmes alimentaires et agricoles durables en luttant contre les inégalités sociales ?

Les systèmes alimentaires et agricoles sont soumis à des pressions et des chocs découlant de l’augmentation de la demande (accroissement des populations, progression de la faim), des effets du changement climatique, de la surexploitation des ressources, de la survenue de différents types de crises (politiques, économiques ou sanitaires). La crise due à la COVID-19 a rendu visibles et a accentué les situations de précarité alimentaire en France. En 2020, des estimations chiffraient le nombre de personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale, ne pouvant accéder à une alimentation sûre, diversifiée, de bonne qualité et en quantité suffisante, à 7 millions. Le nombre d’usagers de l’aide alimentaire a doublé en dix ans et aurait augmenté de plus de 10 % entre 2019 et 2020. De surcroît, la guerre en Ukraine a engendré une augmentation rapide de l’inflation des prix de l’alimentation qui risque de se poursuivre. Dans un tel contexte, les systèmes alimentaires doivent se transformer pour devenir plus durables en luttant contre les inégalités sociales.

En France, de nouvelles formes de systèmes alimentaires plus durables se développent, portées par la hausse de la consommation, la multiplication et la diversification des circuits de proximité, avec l’appui des politiques alimentaires (loi Égalim, PAT, etc.). Pour autant, l’accessibilité à ces circuits (groupement d’achats ou d’épiceries participatives, vente en ligne de produits bio ou locaux…) reste un obstacle pour la majeure partie de la population. Heureusement, certaines initiatives parviennent à réduire le prix des produits, grâce au bénévolat et aux financements publics et privés (fondations), ou lèvent des barrières culturelles et sociales en faisant des utilisateurs les porteurs des projets.

Pour autant, la fragilité et la diversité des modèles économiques et sociaux des initiatives, mais aussi le manque d’évaluation de la durabilité des systèmes agricoles soutenus et la non-représentativité de leurs utilisateurs, demeurent des faiblesses.

Du côté de l’aide alimentaire et des épiceries sociales, alors que la distribution d’une alimentation plus durable devient un enjeu plus prégnant ces dernières années et que des expérimentations ont émergé sur certains territoires, la généralisation de la distribution de produits de qualité n’est pas advenue. Face à ces limites, des ONG, des scientifiques et des politiques proposent la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Comme la sécurité sociale de la santé, la SSA serait financée par la cotisation sociale. Elle se fonde sur le droit à l’alimentation durable et sur la démocratie alimentaire. Le principe est d’allouer à chacun une allocation universelle pour une alimentation durable dont le montant serait adapté au niveau socio-économique des foyers, et qui donnerait accès à des produits et/ou des lieux conventionnés, les critères de conventionnement étant élaborés démocratiquement dans les bassins de vie, ce qui contribuera à actionner la transition vers des systèmes alimentaires plus durables.

Pour faire face à la double urgence climatique et sociale, il est essentiel d’apporter une réponse ambitieuse en adéquation avec les enjeux d’aujourd’hui et de demain. Pour évaluer les bienfaits et l’efficacité d’une telle mesure, il est primordial de comprendre que les gains de la SSA en faveur de la santé et de l’environnement dépassent largement son coût.

Interview II. Le genre au cœur de la transition agricole et alimentaire

Carine PIONETTI, chercheuse indépendante en écologie politique et spécialiste des questions de genre, affiliée au Centre for Agroecology, Water and Resilience, University of Coventry, Royaume-Uni (Photo 15 ci-contre, © Carine Pionetti)

1. Pourquoi est-il pertinent de s’intéresser au genre quand on parle de systèmes alimentaires et agricoles, et de changement climatique ?

Parler du genre présente l’avantage de s’intéresser aux différences entre les hommes et les femmes pour pouvoir les prendre en compte dans les projets ou les politiques publiques. Dans le monde agricole par exemple, les femmes qui s’installent ont plus difficilement accès au foncier, aux aides et crédits, et leurs fermes sont en moyenne moins grandes (36 ha contre 62 ha pour les hommes en 2012). Côté alimentation, des différences sont encore constatées : les hommes font moins les courses alimentaires, la cuisine, et sont globalement moins tournés vers le bio, même si cela évolue. Pour le changement climatique, c’est plus subtil. Il faut croiser les questions de résilience, de gestion de l’eau, de perceptions des aléas climatiques avec celles du genre. La capacité à faire face aux changements, qu’ils soient liés au climat ou au contexte économique, varie selon un grand nombre de facteurs, comme la maîtrise de l’eau et du foncier, les possibilités de diversifier sa production, de participer à des initiatives collectives… Sur tous ces sujets, il existe des différences entre les femmes et les hommes à considérer pour concevoir des stratégies d’adaptation « sensibles au genre ».

2. En quoi le genre peut constituer un levier pour rendre des actions plus efficaces ou dynamiser les territoires dans une perspective de transition agricole et alimentaire ?

À l’heure actuelle, la transition relève le plus souvent des femmes : elles sont très mobilisées sur le terrain pour faire évoluer les pratiques agricoles, transformer les habitudes alimentaires, favoriser le bio dans les cantines scolaires. Elles initient des démarches de vente directe ou de diversification dans les fermes et s’investissent dans des outils de transformation (fromageries, abattoirs de proximité) qui redynamisent les filières courtes et l’économie locale. En donnant aux femmes plus de reconnaissance et de moyens, mais aussi en défendant la parité entre femmes et hommes dans les instances décisionnelles et dans la sphère politique, il est possible d’accélérer ces processus de transition. La culture des organisations doit aussi évoluer vers une plus grande mixité. Les projets alimentaires territoriaux offrent des opportunités pour traiter les questions de genre, en intégrant des actions encourageant l’installation agricole des femmes, par exemple, ou en revalorisant les métiers dits « du care » (du soin) très féminisés et souvent mal rémunérés (exemple : postes d’aide de cuisine dans la restauration collective). Il est aussi important d’augmenter le pourcentage de femmes occupant des postes à responsabilités car si les femmes sont très présentes sur le terrain, elles ne sont pas assez représentées dans les instances décisionnelles qui jouent un rôle dans la transition !

3. Une expérience à partager ?

Je pense au Groupement d’intérêt économique et environnemental FAM dans les Hautes-Alpes, constitué uniquement d’agricultrices, probablement le seul Groupement d'intérêt économique et environnemental (GIEE) féminin à ce jour en France ! Ce groupe se réunit 5 à 8 fois par an, proposant des chantiers collectifs, de la solidarité et de l’entraide dans les fermes. Il est aussi à l’origine de Devenir Paysanne, un guide sur l’installation agricole au féminin.

1.47. Les défis d’une transition agri-alimentaire socialement juste

Groupements d'achats dans les quartiers politiques de la ville, paniers marchés et épiceries solidaires alternatifs à l’aide alimentaire classique, qui visent à la fois la transformation des systèmes agri-alimentaires et une accessibilité alimentaire à tous, constituent un levier de transition écologique et de justice sociale. Ces projets génèrent des changements conséquents dans le quotidien des participants, leur permettant de se procurer à des prix abordables et à proximité de leur lieu de vie, des produits de qualité issus de circuits courts ou de pratiques agroécologiques. Cependant, traiter en profondeur les inégalités d’accès à une alimentation saine, digne et durable s’accompagne de deux défis majeurs.

D’une part, l’alimentation étant une pratique sociale, culturelle, symbolique et politique, son accessibilité ne peut se réduire aux seules notions de proximité géographique et de prix. Aussi, il convient de prendre en compte les contraintes pratiques (absence de cuisine fonctionnelle, mobilité difficile) et les besoins (adéquation des denrées avec les préférences, habitudes et croyances) des publics visés, et ce, à tous les stades du projet. Pour ce faire, il est capital de soigner le diagnostic de territoire, tout en restant à l’écoute des participants, afin d’adapter les initiatives selon les perceptions et attentes émergeantes d’enquêtes qualitatives. Par ailleurs, les démarches de concertation, l’inscription des publics ciblés dans les processus décisionnels et l’implication des usagers bénévoles sur les lieux de vente soutiennent l’implication citoyenne dans les systèmes agri-alimentaires. Et il est pertinent de compléter les dispositifs d’aide alimentaire par des moments de convivialité, vecteurs de sensibilisation, tels que les visites de ferme, les ateliers-cuisine ou les repas partagés (Photo 16).

Et si les projets foisonnent, ils peinent à perdurer et à élargir leur portée. En effet, la vulnérabilité économique des initiatives cantonne leurs retombées positives à une échelle locale, un nombre limité de personnes et un temps court. Pour lutter efficacement contre l’insécurité alimentaire et œuvrer dans un même mouvement en faveur d’une transition écologique, il est indispensable de dépasser l’approche « projet ».

La diversification des modèles économiques atténue la dépendance aux seules subventions publiques, tandis que la coordination des initiatives multi-échelles appuie leur plaidoyer politique. À cet égard, les expérimentations de Territoire à VivreS rassemblent cinq réseaux et associations françaises (Réseaux Cocagne, CIVAM et VRAC, Secours Catholique, Union nationale des groupements des épiceries sociales et solidaires) engagés dans le renouvellement des politiques nationales de lutte contre la précarité alimentaire vers des logiques d’actions systémiques durables et émancipatrices. À l’instar des réseaux de villes engagées sur des objectifs ambitieux sur les questions climatiques, il serait pertinent de renforcer les réseaux de villes dédiés à la transition écologique des systèmes agri-alimentaires, et de les lier. Si la vision « projet » peut s'avérer pertinente pour concrétiser des mesures favorisant l’amélioration de la sécurité alimentaire à court terme, un changement de paradigme est nécessaire pour impulser des mutations systémiques et des réponses politiques, à la hauteur des enjeux structurels de justice sociale et écologique.

Photo 16. Visite de la ferme Capri par les enfants de l'école primaire Saint-Joseph Servières (© Cité de l’agriculture).

À ce titre, la proposition d’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation, précédemment évoquée, est prometteuse : elle permettrait de changer d’échelle, d’abandonner le statut de bénéficiaire au profit de celui d’ayant droit et de renforcer la transition agricole et alimentaire.

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