8.La Durance, lieu d’une gouvernance multi-niveaux adaptée aux défis futurs

Faire face aux défis futurs liés à l’eau et aux évolutions climatiques requiert des adaptations aussi bien techniques qu’institutionnelles. Selon l’OCDE, les solutions institutionnelles passent par la mise en place de « systèmes de gouvernance permettant l’élaboration et la mise en oeuvre de politiques publiques robustes, à l’échelle appropriée, sur la base d’une répartition claire des responsabilités entre les différents niveaux de gouvernement, la société civile, le secteur privé et un éventail de partie-prenantes ».

En Europe, l’action publique dans le domaine de l’eau est principalement guidée par des concepts et des méthodes découlant de l’application de la Directive Cadre Européenne sur l’Eau (DCE) adoptée en décembre 2000. La DCE promeut la gestion intégrée des ressources en eau à l’échelle du bassin versant. Sa traduction locale, en termes de processus, de décisions, de règles et d’actions opérationnelles, et donc de gouvernance, est facilitée, ou contrainte, par les conditions locales que connaissent les territoires de l’eau. Ceci est particulièrement avéré sur le pourtour méditerranéen, où les ressources en eau ont été façonnées de longue date par les interventions humaines. La gouvernance de ces territoires résulte d’une construction issue d’interactions entre différents niveaux de décisions et d’action (du local à l’international), qui permettent des adaptations et des évolutions.

À partir de l’étude de la Durance, ce chapitre retrace les évolutions passées de la gouvernance territoriale de l’eau et présente les solutions institutionnelles envisagées aujourd’hui par les acteurs locaux pour s’adapter aux enjeux de demain.

L’analyse est conduite à partir des rapports disponibles, complétés par des interviews auprès des principaux acteurs. Elle combine des éléments historiques et théoriques, propose une représentation multi-niveaux de la gouvernance actuelle. Elle s’attache plus précisément à identifier les enjeux du territoire de l’eau, les échelles de l’action publique et les articulations entre niveaux de gouvernance. Une attention particulière est portée aux arrangements institutionnels, aux modalités de gestion et aux usages.

8.48. Un territoire de l’eau méditerranéen, contrasté et sous pression

Géographiquement et démographiquement, le territoire de l’eau associé au bassin de la Durance comprend deux grandes zones caractérisées par une forte variabilité de la ressource (Figure 22) :

  • Au Nord, à l’amont de Cadarache, les bassins versants de la Durance et du Verdon disposent de ressources abondantes, régulées par de grands barrages (Serre-Ponçon, Castillon…). Ces bassins génèrent la moitié des apports. L’autre moitié provient du bassin versant intermédiaire de la Durance. Globalement, ce territoire constitue la principale zone productrice d’eau et d’énergie hydro-électrique pour une grande partie de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.
  • À l’aval et jusqu’à la zone côtière, les ressources en eau sont fragiles, souvent de moindre qualité, alors que cette zone connait un développement économique ancien et intense, source d’une forte demande en eau. À titre d’illustration le système Durance Verdon couvre le tiers des besoins en eau potable de la région.

Ce contraste spatial entre la disponibilité de la ressource et ses usages est accentué par une alternance de périodes d’excès d’eau et de sécheresses. Ces conditions ont conduit à réaliser de nombreuses infrastructures de transfert de la ressource en eau hors du bassin, au gré des différents projets contingents au développement économique et démographique de la région. Ainsi, malgré les spécificités géographiques de la région, un accès à l’eau plus adapté aux besoins a pu se dessiner. Les aménagements et les usages de l’eau associés sont historiquement organisés autour d’échelles variables depuis le niveau très local jusqu’au niveau national, par exemple dans le cas de la production hydro-électrique.

Ils sont également sectoriels. Le territoire de l’eau de la Durance s’est donc d’abord structuré autour des transferts et des aménagements, sans suivre la logique du bassin versant. Il est typique de bassins du pourtour méditerranéen subissant de fortes pressions anthropiques, équipés de nombreuses infrastructures hydrauliques et alimentés par des cours d’eau aux régimes hydrologiques irréguliers.

Figure 22. Les transferts d’eau en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (d’après SOURSE 2013)

8.95. Un territoire de l’eau historiquement façonné par les transferts d’eau

Figure 23. La Durance d’hier et d’aujourd’hui : le débit moyen annuel de la source au confluent (source « Eaux de Rhône Méditerranée Corse » - publication de l’Agence de l’eau, 1991)

Les ressources en eau sont, et ont toujours été, un facteur essentiel de développement économique. Depuis l’antiquité l’accès à l’eau est un enjeu majeur et à l’origine de nombreux ouvrages hydrauliques. Le territoire de la Durance ne déroge pas à la règle. Ses habitants l’ont façonné au fil du temps pour satisfaire leurs besoins en eau essentiels (alimentation en eau potable, assainissement, débits écologiques...) et leurs besoins économiques (énergie, irrigation, tourisme, industrie...) (Figure 23). Le développement des infrastructures permettant de mobiliser, de transporter et de distribuer l’eau, s’accompagne de négociations, de règles et de modalités de gestion qui confèrent à la ressource en eau une place de premier plan dans la gouvernance des territoires. Les transferts ont conduit à délimiter et à négocier un territoire de l’eau cohérent débordant le bassin versant hydrographique et comprenant les territoires d’usage de l’eau. Nous le nommons «bassin déversant ».

L’histoire de la rivière Durance et de son territoire est ainsi caractérisée par une succession de phases de développement correspondant à la mise en place des infrastructures et de la gouvernance associée.

  • Durant une première phase couvrant la période du Moyen-Âge au XIXe siècle, le territoire d’usage de l’eau se construit en réponse aux demandes en eau locales : énergie hydraulique des moulins, irrigation et alimentation en eau potable des cités. La rivière et sa nappe d’accompagnement constituent une ressource non limitante, exception faite des risques liés aux crues et aux inondations. Durant cette première phase, l’eau est considérée comme une ressource en accès libre qu’il suffit de transporter sur les lieux de consommation. Sa gestion ne s’appuie pas sur le concept de bassin versant. Les enjeux sont d’abord ceux de la mobilisation de l’eau, du financement des infrastructures (seuils, aqueducs et canaux), de leur propriété et de leur gestion. Cette époque prend fin au début du XXe siècle avec les crises sévères qui résultent d’une concurrence accrue entre usages et de plusieurs années consécutives de sécheresse. La gouvernance évolue sous l’action combinée du développement (démographique et économique) et de la multiplication des aléas climatiques.
  • La seconde période est marquée par l’aménagement hydraulique de la Durance. Elle débute avec des conflits locaux qui nécessitent l’intervention de l’Etat et même la production d’une loi spécifique (loi Durance, 1907) pour établir des règles d’allocation de la ressource commune. Ce niveau d’arbitrage est rendu nécessaire par la pression croissante sur la ressource exercée par des usages locaux (alimentation en eau potable, irrigation et industries). L’eau perd alors son caractère de ressource en accès libre. En période d’étiage, les débits prélevables pour les services essentiels ou économiques deviennent interdépendants. Après-guerre, lors de la période de développement économique des « Trente Glorieuses », la loi de 1955 définit le programme d’aménagement hydraulique de la Durance. L’Etat concède la construction et l’exploitation des ouvrages à EDF, société publique créée en 1946 pour répondre aux enjeux de développement de la politique énergétique de la France. À partir des années 60, l’Etat confie la gestion de réserves sur le Verdon à la Société du Canal de Provence (SCP), puis lui concède l’aménagement hydraulique de la Provence et sa gestion. L’offre d’eau brute se développe au travers de nouvelles capacités de stockage et d’un large réseau de transport à surface libre et sous pression en galeries et conduites. La régulation hydraulique par l’aval et par la demande apparait. La gouvernance est celle d’un système centralisé avec un Etat fort. Des accords locaux bilatéraux et sectoriels sont spécifiquement établis par ouvrage, entre l’Etat et l’usager. Ils définissent les conditions selon lesquelles les infrastructures sont gérées et maintenues. Un nouveau contrat entre les acteurs de la région est ainsi scellé, pour une promesse de développement économique, urbain et agricole (pas encore touristique) fondée sur un approvisionnement en eau sécurisé réduisant les tensions et les conflits d’usages.

Durant ces deux premières périodes, les transferts se sont multipliés et ont sensiblement élargi le territoire de l’eau de la Durance bien au-delà de son bassin hydrographique. Les formes d’intervention publique mises en oeuvre ont conduit à des territoires de l’eau où se juxtaposent des infrastructures, des accords bilatéraux, des valeurs et des savoirs sectoriels. Cette seconde phase est marquée par l’avènement d’une nouvelle gouvernance, à l’échelle du bassin, avec un corpus d’accords qui constitue aujourd’hui encore le socle du cadre de gestion en vigueur. Néanmoins, cette phase fondatrice de l’ère « contemporaine » de la gestion de l’eau en PACA, n’a pas tout résolu sur ce bassin. Malgré les transferts très importants qui ont pu être opérés, il subsiste un nombre important de sousbassins déficitaires non sécurisés par cette ressource.

Photo 14. Canal de Craponne

  • La troisième période (des années 60-70 à nos jours) voit l’irruption des enjeux environnementaux et leur traduction opérationnelle dans les lois sur l’eau françaises (de 1964 à 2006) et la Directive Cadre européenne sur l’Eau (décembre 2000). L’instauration de débits écologiques négociés pour assurer le bon état des cours d’eau français se traduit, en période d’étiage, par une offre réduite pour les usages et les activités anthropiques (Figure 24). Des tensions et des conflits locaux apparaissent et sont résolus par des approches plus intégrées, associant l’ensemble des usagers et le public en conformité avec le nouveau cadre législatif et réglementaire. Il est intéressant de noter que la logique d’offre ne prévaut plus puisqu’aucune infrastructure importante n’a été construite malgré une démographie croissante et le développement du tourisme sur la Côte d’Azur, à l’exception de la liaison dite « Verdon-St Cassien » qui apporte l’eau du Verdon dans l’est du Var. Parallèlement, la gouvernance est profondément remaniée allant parfois jusqu’à une inversion des rôles et des compétences entre acteurs publics. L’érosion continue du rôle de l’Etat aboutit à une situation de gouvernance où les collectivités territoriales voient leurs compétences accrues et où les institutions du domaine de l’eau doivent compter avec l’histoire et la culture du territoire de la Durance. Les ressources en eau sont davantage gérées au niveau des territoires et les institutions de gestion locale se structurent et se renforcent. À titre d’illustration, le Syndicat Mixte d’Aménagement du Val de Durance (SMAVD), créé en 1976 pour lutter contre les inondations sur l’axe durancien aval, devient, en 2010, organisme de bassin chargé d’animer la politique de l’eau à l’échelle de la Durance.

Au cours de cette troisième période, le champ de l’intervention publique s’élargit au travers d’approches plus intégrées et faisant timidement participer le public. Néanmoins, les accords sectoriels conclus lors de la période précédente et les institutions qui en découlent sont toujours actifs et constituent la base de la gestion de l’eau. Les transferts d’eau ont abouti à l’interconnexion des territoires et à la prise en considération du bassin déversant comme l’échelle appropriée pour gouverner le territoire de l’eau de la Durance.

8.141. Vers une gouvernance intégrée et multi-niveaux pour coordonner la gestion de l’eau à différentes échelles territoriales et entre les secteurs d’usage

Aujourd’hui, le territoire de l’eau de la Durance est l’aboutissement d’une longue histoire durant laquelle chaque phase de développement est organisée autour de la mise en place d’infrastructures, de transferts interbassins, d’arrangements et de règles de gestion, et d’institutions (Electricité de France, Société du Canal de Provence…). Le bassin hydrologique est reconnu comme l’échelle pertinente de gestion des crues, de la qualité des rivières, de production hydro-électrique et de l’environnement. Il est cependant tout aussi nécessaire de considérer les enjeux liés aux usages essentiels et économiques, présents dans le bassin hydrologique comme dans le bassin déversant.

En termes de gouvernance, le système s’est complexifié : combinant des approches de bassin versant et de bassin déversant, il est profondément fragmenté entre des institutions héritées et celles issues des évolutions de la période récente. À titre d’illustration, les autorités publiques se diversifient et leurs compétences évoluent. Aux côtés de l’Etat et de ses établissements publics (Agence de l’Eau ; Agence française pour la biodiversité, ex-Onema…), les collectivités, assurent la mise en oeuvre de la gestion de l’eau à différentes échelles. Ce sont principalement :

  • des institutions locales de bassin (syndicats mixtes, syndicats intercommunaux…) responsables de la gestion concertée de l’eau au niveau des sous bassins ou des affluents de la Durance ;
  • l’institution de bassin (SMAVD) responsable et coordinatrice de la gestion intégrée de l’eau à l’échelle du bassin de la Durance (environnement, crues, instruments de bassin) ;
  • la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur avec des compétences de planification territoriale et de politique de l’eau. C’est la collectivité en charge de l’aménagement du territoire et des politiques publiques de l’eau. Elle met en oeuvre la planification à long terme (SOURSE) et anime le lieu régional de gouvernance de l’eau (AGORA).

Même en l’absence de conflits d’usage, les sécheresses de 2003 à 2007 ont montré la fragilité des règles d’allocation de l’eau et des modalités de gestion actuelles. Plus encore, les institutions de bassin et les approches de gestion intégrée des ressources en eau sont concernées, voire remises en cause, par les réformes territoriales en cours (Loi NOTRe, GEMAPI). Dans ce contexte, l’efficacité et la résilience de la gouvernance de l’eau sont remises en causes par les incertitudes liées au changement climatique et aux évolutions de la demande en eau (R2D2 2050). Améliorer la gouvernance pour relever les défis futurs, notamment ceux liés au climat signifie adapter les institutions de gestion de l’eau, formelles ou informelles, à chaque échelle et en assurant une meilleure coordination des politiques de l’eau entre niveaux et entre usages. À l’échelle de la Région PACA, l’Assemblée pour une Gouvernance Opérationnelle de la Ressource en eau et des Aquifères (AGORA) met en place un dispositif facilitant l’accompagnement des acteurs du territoire de l’eau de la Durance et la structuration d’une réponse adaptée aux enjeux du territoire. Ce dispositif de gouvernance original et innovant résulte d’une volonté des acteurs locaux de favoriser à la fois une culture de l’eau, des pratiques partagées entre acteurs et des outils adaptés pour l’action, au croisement d’échelles pertinentes de gestion. Plus largement, ce type d’innovation institutionnelle, semble particulièrement adapté pour répondre aux défis liés à l’eau et au climat de territoires de l’eau du pourtour méditerranéen.

ZOOM 4. L’AGORA s’adapte aux nouvelles contraintes territoriales

L’ AGORA met en place un dispositif adapté aux nouveaux enjeux du territoire :

  • une gouvernance combinant différents niveaux (du local au régional) pour prendre en compte les transferts interbassins et renforcer les institutions locales de bassin ;
  • une participation représentative des différents niveaux de gouvernements, de la société civile et du secteur privé ;
  • une approche plus intégrée de la gestion des territoires de l’eau et des politiques sectorielles ;
  • une vision partagée de l’avenir du territoire de la Durance et des principaux défis induits par le changement climatique ;
  • une solidarité accrue entre territoires, spécialement entre ceux dont la ressource est sécurisée et ceux qui devront s’adapter à des ruptures d’approvisionnement et à des crises ;
  • un cadre institutionnel facilitant l’innovation et la mise en oeuvre de solutions techniques adaptées.

En s’appuyant sur les principes de l’OCDE pour la gouvernance de l’eau, ce dispositif pourrait être complété par :

    • une mobilisation efficace et transparente de financements appropriés pour répondre aux défis à relever ;
    • une production et un partage de données et d’informations sur l’eau permettant un suivi et une amélioration des politiques mises en oeuvre.
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